1986 à 1991 – Peintures

D’abord reconnu pour son importante production en sérigraphie, Lauréat Marois se consacre à la peinture à partir de 1983. Il ne faut pourtant pas croire que ce changement d’orientation fut garant d’une scission majeure au sein de sa démarche picturale. Le rationalisme qu’exige le procédé d’impression s’est certe mué en un geste pulsionnel, mais ce dernier a néanmoins conservé la rigueur et la méthodologie des premières heures. Il est vrai que les grands pans géométriques qui ont jadis circonscrit les figures humaines ou naturalistes se sont modifiés. Désormais, ils s’instercaleront dans des masses texturées, hachurées, encollées, stratifiées. N’empêche. Une observation attentive des oeuvres comprises entre 1983 et 1991 révèle une fidélité à la géométrie, plus particulièrement au triangle, parfois discret, parfois volage, implicite, mais plus souvent ostensible. Fidélité également au bleu, un bleu de plus en plus enseveli sous un noir intense qui, lui, cautionne le caractère ténébreux du sujet «paysager». Ce paysage, l’artiste l’a soutenu assiddûment depuis le début de sa carrière. C’est sous son autorité que sera prise en charge l’extrême portée symbolique de tous les actants formels de son oeuvre. Erreur! Source du renvoi introuvable.

À partir de 1983 la peinture de Lauréat Marois poursuit donc la syntaxe de base de sa pratique en sérigraphie: division et superposition des plans, technique hard edge, entrave aux lois perspectivistes. L’artiste reprend là à son compte les critères de l’école formaliste de laquelle est issue sa formation artistique. Par un jeu de renvoi serré entre couleur et forme, les figures vont progressivement courber l’échine. Jadis plus apparentes, elles se dissimulent en présence de la peinture sous les lourdes et fougueuses masses qu’elle recèle.

Or, Marois n’a jamaic cédé aux impératifs rigides de l’abstraction géométrique. Le paysage lui sert de leitmotiv à ce qui apparaît comme une transgression du sujet autant que du courant géométrique lui-même. Cette période comprise entre 1983 et 1991 témoigne du choc des rencontres entre figuration et abstraction, entre régularité des formes et liberté du geste pictural. Le paysage, quand il n’est pas franchement explicite, se fait gommer tantôt par des zones aux gestes tumultueux, tantôt par des unités aux angles rigides. Les surfaces, elles, se plient et se déplient, dissimulent et révèlent, fractionnent une nature difficilement accessible. Étoile (1984) et Cavité terrestre (1986) illustrent bien le duel entre figuratif et abstrait. Dans le premier cas, la mer se laisse écraser par un épais bandeau noir surmonté d’un triangle lumineux aux contours francs. Le triangle trône sur des eaux qui semblent «rongées» par l’abstraction. Dans le second cas, le combat se fait égalitaire alors qu’une zone figurative (des vagues) heute le second plan opaque et quasi monochrome de la surface traçant ainsi une démarcation sinueuse mais catégorique au beau milieu du tableau.

Dans la foulée de ces va-et-vient formels, sont récurrentes, ou sinon sous-jacentes à l’ensemble, les tensions d’ouverture et de fermeture de cette fameuse fenêtre sur l’extérieur. Quatre oeuvres peuvent résumer à elles seules ce propos. Dans Nuit pour jour 5 (1985), un horizon marin exécuté au graphite surgit avec circonspection d’une fenêtre triangulaire et dont les volets forment des pliures sur une large et sombre surface sérigraphiée. À l’opposé, dans Vue de Québec (1986), le point de vue plus classique et en plongée d’une île glaciaire est dilaté par la béance de l’orifice à l’avant-plan, Paysage marin (1987), pour sa part, refermera encore davantage cette embrasure sur un minime plan d’eau en forme de point lumineux. Ce plan marin semble en effet crouler sous le poid des larges masses rocailleuses à travers lesquelles il émerge avec réserve. Le statisme des blocs, s’il profite d’une gestuelle agitée, n’insuffle pas moins un mouvement lent, insidueux, semblable aux déplacements des plaques tectoniques dans leur pouvoir de dislocation et de déviation. D’où cette sensation d’une inquiétante lueur bleu-mer provoquée par les fissures. Le chant de la terre (1988) agit dans la même veine. À travers d’imposantes surfaces tailladées, pointe une lignée d’arbustes sur fond ocre, comme une lumière à peine visible dans l’épaisseur de l’atmosphère.

Il y a ici coïcidence entre un travail chargé de dissonances, d’accidents, d’ordonnances et de filiations et une nature arborant ses forces contradictoires. On a maintes fois souligné l’apport du romantisme dans les oeuvres de Marois. Non sans raison. La puissance des noirs, le caractère ténébreux, exalté et mystique des compositions en font foi. L’introduction d’un personnage dans quelques-unes des oeuvres n’est pas sans redoubler cet aspect. Homme traversant un paysage (1988) en est un bel exemple. À peine perceptible, la silhouette d’un minuscule individu circule dans un univers abscons et oppressant qui le surplombe et à l’intérieur duquel, malgré certains angles droits, le geste du peintre s’emporte et traîne cette fois dans son élan l’éclat du rouge feu.

Dans Lontano (1988), c’est une avalanche compressée entre deux massifs fuligineux qui illustre le pouvoir envahissant de la nature, entraînant dans sa chute une pluie de menus triangles et rectangles encollés. Orageuse dans L’arbre cosmophore no.2 (1989) et explosive dans Bouquet d’arbres (1990), l’atmosphère de ces deux oeuvres est certainement parmi les plus belliqueuses du corpus.

Mais il y a bien plus que l’aspect romantique dans l’oeuvre de Marois. Cette nature, par définition omnipotente, obéit ici, comme par transfert, aux propres lois de l’artiste. Ployée, déployée, tronquée, fragmentée, limitée dans ses débordements, elle se soumet à l’oeil inquisiteur dans une entreprise – bien postmoderne – de déconstruction et de reformulation. Le dispositif cartésien des compositions scrute, découpe, dissèque, organise, exerce une sorte de contrôle, ou du moins une tentative de saisir un sujet certes hyperconnoté, mais somme toute inépuisable et toujours profondément énigmatique. L’exrercice en est un de déférence autant que d’irrévérence, pour peu que l’on traduise la symbiose entre homme/nature en terme de rivalité.

L’acte, s’il suppose toute forme d’emprise ou d’engagement de la part de l’artiste, n’est forcément autre que subjectif. En ce sens, le glissement vers une peinture de plus en plus gestuelle, voire plus insubordonnée, s’inscrit dans la suite logique des choses. Cette nature incontrôlable exigeait non seulement une atteinte à ses règles analogiques, mais un corps à corps physique, une sorte de rituel entre l’artiste et son oeuvre. De là cette matière altérée, éraflée, écalée, comme s’il s’agissait de sonder au-dedans, de filtrer les peaux qui masquent abusivement la mémoire. Le collage, lui, n’est pas incompatible avec ces mêmes stratégies. Il cumule les strates, fractionne, recompose les images mentales et mnémoniques à la manière d’une mosaïque. À partir de L’Arbre cosmophore (1989), le collage chez Marois se donne d’ailleurs encore plus de liberté. Dans cette oeuvre, la luminosité des blancs et des jaunes, alliée à l’ambiance d’allégresse, contraste radicalement avec le ton crépusculaire de ses tableaux antérieurs. Même proposition avec Vase à l’iris bleu (1989) où les lambeaux lactescents déposés en relief illuminant un arrière-plan obscur et construisent un espace à la fois tensionnel et atmosphérique.

Faut-il également percevoir la part de mysticisme de cette production comme une conséquence directe de l’investissement physique et psychique de l’artiste. D’où la congruence d’interaction entre la quête d’équilibre intérieur autant que celle des origines et la récurrence des images symboliques que sont l’arc, l’eau, la montagne, l’île, l’arbre et le triangle. Se solidifie ainsi tout un réseau de connotations spirituelles en une sorte de noyau dur. Et dans ce parcours d’une extrême cohérence, le motif de la fleur, dès 1987, semble vouloir prendre le relais, exalant son parfum de poésie, comme un hiatus dans le drame lyrique qui se joue ici.

Mona Hakim